dimanche 19 mars 2017

L’homme providentiel


Quand viennent les temps difficiles, quand subrepticement la confusion devient reine, quand les usages deviennent de trop sales habitudes et que le peuple gronde en espérant changer la donne, que les barbares sont à nos portes, alors que chacun craindra son voisin, on se met à espérer… Il viendra ! Celui-là même qui dépasse déjà sa nature simplement humaine, celui qui a l’oreille des dieux, dont le charisme efface toute contradiction, l’homme qui tombe à pic est invoqué contre la déroute, la banqueroute, contre le gâchis organisé par quelques sommes d’égoïsmes… Il est le surhomme, le héros, le demi-dieu tant attendu… Par son action il porte le changement, il guide, redresse les torts, infléchit la course du destin, fonde et refonde, il génère le seuil, ouvre la porte, il est la Révolution. Et peu importe son éventuelle brutalité, on lui signera des chèques en blanc, on l’adorera, on se piétinera pour baiser les pieds de sa dépouille. Parti, il sera grandi, aura ses légendes, ses écritures saintes, ses pèlerinages ; et on se demandera quand il reviendra parce qu’avec lui çà ne se passerait pas comme çà, on maudira ses contemporains pour leur médiocrité, on priera qui on voudra de nous renvoyer le sauveur. Qui est-il ? D’où vient-il ? Ce formidable personnage annonçant des temps nouveaux, et parfois leurs fins ?
C’est la providence qui nous l’envoie ! Le retour du fils prodigue ! D’ailleurs ce qui est providentiel est prévu. On verra dans la providence le fait qu’une force supérieure veille au grain. Il s’agirait dans ce cas, d’un petit coup de pouce bienveillant, dont l’issue viserait à aider l’humanité, face au mal menaçant l’harmonie universelle. Pour faire simple, quand la balance penche du côté des emmerdements, dieu appuie sur le plateau des bonnes surprises pour relancer la machine à bonheur. Telle est la providence divine, c’est dans le contrat, le service après-vente vous envoie quelqu’un, c’est prévu. Prévu, parce que la providence signifie la prévoyance chez les romains ; providentia de pro et videre, soit « voir avant » ou prédire. Dieu, ou quiconque dans son rôle, connaissant l’alpha et l’oméga, voit l’avenir puisqu’il maîtrise toute les dimensions possibles, dont celle du temps, et tisse la réalité que nous habitons, telles des marionnettes traversant un décor.
C’était écrit.  On s’écharpe depuis toujours autour de cette notion, pour savoir si elle est le fait du hasard, ou d’une volonté supérieur. Au cœur de cette discorde, c’est l’existence même du libre arbitre qui est en jeu. Sommes-nous prédestinés ? Tout est-il consigné à l’avance, serions-nous de simples sujets de la destinée ou alors, nageons-nous en plein casino ? Dans ce dernier cas, si aucune conscience de quelque nature ne contrôlait quoique ce soit, nos parcours ne résulteraient que d’un enchaînement de combinaisons imprévues, donc à l’opposé de la providence. Par conséquent à l’origine, quand on parlera d’homme providentiel, on y verra en premier lieu une assertion religieuse, ou tout au moins  transcendantale… Mêmes des sociétés areligieuses, ultra rationnelles, continuent à pratiquer le culte de l’homme providentiel, car il s’agit d’un archétype de personne idéal, une figure certainement inconsciente et collective, profondément inscrite dans le fonctionnement de l’humanité. On pourrait gloser sur l’origine de cette figure qui naturellement se confond avec celle du héros, et ce depuis toujours.
Si on observe le parcours d’une vie, on notera que chacun est le héros de sa propre existence, à son échelle on se distinguera parce qu’on fera le bonheur de sa famille, en se montrant habile à tuer le mammouth, agrémentant les repas des petits et des grands. Dans les yeux de nos proches scintillera de temps à autres les éclats de la reconnaissance, de l’amour adressé à celui qui remplit les ventres, qui couvre les épouses de cailloux, qui protège sa tribu des griffes des prédateurs de tous crins, ou qui offre de bons moments. Nous sommes tous de potentiels hommes providentiels, sans oublier les femmes qui font aussi de très bons hommes providentiels, car on parle de l’homme providentiel, comme homme en tant que personne humaine, quelque soit son genre et les différences de tous types… Mais voyez vous, ce qui est vraiment pervers, c’est que l’Homme providentiel est une figure de l’adversité. Il se présente en général comme un champion contre la maltraitance que l’humanité s’inflige à elle-même, un recours contre la peur. Pas de sauveur quand il n’y a rien ni personne à sauver ; donc l’homme providentiel s’exprime les pieds dans la merde et nous propose de sortir du caniveau. Il est par conséquent un archétype cyclique, puisque les difficultés dépassées grâce à lui, la situation stabilisée, l’ennui guettera, l’ambiance commencera à pourrir, et puis les égos émergeront de ci de là, poussant ceux qui n’ont rien d’autre à faire, à tout casser, pour opportunément reconstruire grâce à un nouvel homme providentiel. Il y a comme une malédiction là dedans, comme un sort jeté à la face d’une humanité prisonnière de ses débordements, de sa puérilité, ayant tendance à se savonner la planche pour mieux glisser à nouveau dans le caca, et çà ne sent pas la rose… Par conséquent, en plus d’être un archétype héroïque, l’homme providentiel se présente comme un symptôme récurrent de nos faiblesses, une preuve incarnée de notre immaturité collective. D’ailleurs sans erreurs, sans déboires, sans inquiétudes, pourquoi des gens bien préparés à éviter les problèmes, auraient besoin d’un surhomme pour les sauver ? Pas de superman au pays des braves.
L’homme providentiel est donc inscrit dans la répétition sempiternelle de destructions et de régénérations des sociétés, un mouvement de va-et-vient entre chaos et cosmos,  qui finalement se termine toujours par la remise de la balle au centre, comme un culbuto en somme ; en fait tout bouge mais rien ne change. On appelle cela l’apocatastase. Si au final, après tant de promesses de jours meilleurs et de révolutions, rien n’évolue, alors l’Homme providentiel constitue une escroquerie universelle. Pourtant, il est un aspect fondamental qui nourrit ce retour de l’Homme providentiel. Quand un climat anxiogène s’impose, que la peur nourrit la peur alors espérer devient une force puissante.
Carburant intarissable, l’espérance alimente sans cesse le feu des révolutions, projetant sur nos écrans intérieurs les ombres dansantes d’utopies fascinantes. Une force créatrice s’exprime alors, proposant sans cesse des mondes meilleurs. Le progrès nait de cela. Quand bien même on se ferait rouler à chaque émergence d’homme providentiel, ce dernier aura pour fonction de susciter une impulsion, une avancée pour éviter de tomber trop bas avant l’inévitable et habituelle dégringolade. Petit à petit, de crises en crises, d’effondrements en relèvements, nous progresserions. L’homme providentiel focaliserait ainsi l’espérance, moteur passionnel de l’amélioration de l’humanité. Si on espère, on annonce qu’il va venir, rien de plus simple puisqu’il en vient toujours un comme on l’a vu. Les répétitions d’ailleurs sont criantes, Moïse emprunte sa naissance sur les eaux à l’assyrien Sargon, Jésus imite Moïse et son enfance marquée par une fuite, Mohammad comme Jésus purifie le temple de toutes activités concurrentes au culte, etc… Il y a un fil rouge entre tous ces grands hommes rêvés ou réels, et si on les pare des caractéristiques de leurs prédécesseurs, ce n’est pas un hasard ; ils sont mythiques et leurs apparitions rythment l’histoire collective, lui donnant ses pulsations, un sentiment d’éternité pour ceux qui en écouteront les récits. En cela l’homme providentiel demeure un personnage sacré, l’animateur du changement, le grand prêtre, le passeur vers l’après, le gardien de la porte.
Dans le profane justement, l’homme providentiel est un personnage avant tout historique. S’il est historique, il en devient forcément politique. Certes, l’histoire n’est finalement qu’une suite de faits, que l’historien devrait normalement rapporter fidèlement. Le problème c’est que la personnalité du conteur, déteindra sur le récit aussi objectif serait-il. Par ailleurs, on sait que l’histoire sera écrite par les puissants, les vainqueurs, les hussards de la République cherchant à effacer de coupables paradoxes. Souvent le récit du passé est instrumentalisé pour justifier le présent politique, et de futurs passages à l’acte. Pas toujours consciente, cette instrumentalisation fabrique des mythes, des légendes… L’homme providentiel, objet historique par excellence n’y échappe pas. Mais ce qui caractérise justement cet objet est qu’il fait partie de l’histoire de son vivant. Comme il « fait » l’histoire, il la personnifie. Le roman national ne s’appuie quasiment que sur des hommes providentiels. Leur service rendu à la nation, ils peuvent par exemple connaître une fin tragique ainsi Vercingétorix primo-résistant étranglé par les romains. Il s’agit alors d’un sacrifice fondateur, en l’occurrence d’une nation : la France selon les historiens républicains du XIXème. Pensez à Jésus offrant son supplice sublimé en triomphe par les inventeurs du christianisme…  
Alexandre le Grand, Muhammad, Napoléon… Ces trois personnalités, attestées au moins indirectement, ont changé le monde plus qu’aucune autre… Il y a eu avant et après eux. Alexandre a répandu l’Hellénisme aux quatre coins de son empire, stimulant des syncrétismes sans lesquelles Rome n’aurait pas été Rome, instillant du Grec là où on ne l’attend pas, dans le bouddhisme par exemple, provoquant un big-bang dans le judaïsme ancien qui allait aboutir à la naissance du talmudiste, du christianisme et de l’Islam… Muhammad fait la promotion d’un culte qui s’étend de manière fulgurante, trait d’union entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, bousculant une géopolitique qui datait d’Alexandre… Il faudra attendre Napoléon pour que nous entrions dans une autre époque, celle d’une modernité imposée souvent à coup de canon, suscitant des contre-réactions qui encore aujourd’hui défraient l’actualité, comme cette campagne d’Egypte qui eut pour conséquence lointaine, un atterrissage suicidaire dans un centre d’affaires new-yorkais… On peut donc en déduire un effet de bascule entre différentes ères. L’homme providentiel sert de jalon à l’historien, il est un repère nécessaire, il s’inscrit dans la généalogie des grands ancêtres, répondant à un instinctif besoin de filiation. Qui suis-je ? D’où viens-je ? Donc où est ma place ? L’homme providentiel sert à ordonnancer la chaîne de transmission, par delà le temps et l’espace. Nous vibrons aux exploits de ces grands personnages qui ont redessiné le monde, parce que nous les ressentons comme membre de notre famille, de notre tribu, ils font figure de grand-père extraordinaire, de super tatie…
Par de là l’archétype, l’objet historique, le messie cosmo planétaire, il y a aussi une résonnance toute enfantine. Peu d’entre nous pourront nier qu’ils ont appelé leur mère en cas de frousse, ou espérer le retour de leur père absent après une journée de travail. Observons le regard des enfants heureux de retrouver leurs parents, leur espérance de retour, ce sentiment de protection, de regard vers le haut, cette admiration mêlée d’une confiance aveugle et naïve de l’enfant vis-à-vis du parent, ce sentiment d’abandon nécessaire et insouciant, ne serait-il pas le point d’origine de cette quête de l’homme providentiel ? Cet extraordinaire personnage, serait-il généré par les manques du petit qui demeure enfoui en nous, attendant le retour du père héroïque, le visage béatement tourné vers les cieux, la bouche baillant aux corneilles et disposées à recevoir la délicieuse resucée d’un changement radical travesti en souvenir chaleureux…  Et si le malin, toujours bien informé de ces choses-là en venait à se déguiser en gentil clown ou en jovial papa noël ? Dans ce cas, jouant de son aura providentielle, avançant à couvert, l’élu, passera aisément du statut de chouchou salvateur à dictateur. Le gastronome en culotte courte qui attendait papa prendra sa fessée cul-nu, voir plus si le tyran est tordu. Ainsi ont commencé  des carrières impressionnantes. Souvent sortis de nulle part, d’obscurs bonshommes ont su séduire, et se frayer un passage nimbé de ferveur populaire, de jeunes vierges hystériques, de torses bombés, de bras tendus, de poings levés… Un caporal polytraumatisé deviendra Führer, un séminariste le petit père des peuples… « Petit père» comme Attila dont le prénom possède le même sens en Gothique, Staline a reçu ce surnom presque affectueux d’un peuple qu’il martyrisait... Orgueil et providence ne font pas bon ménage… Ces tyrans étaient-ils réellement des hommes providentiels, ou ont-ils fait comme si ? En tout cas, nombre d’entre eux parviennent à se faire désirer par les populations, endossant justement une apparence providentielle afin de leurrer le quidam. On en vient donc à aborder la personnification du mal, qui malheureusement accompagne trop souvent la notion d’homme providentiel. Satan, Lucifer, Belzébuth, sheitan, Iblis, quelque soit le nom qu’on lui donne, est un séducteur, un menteur, un mystificateur ; sa cible la plus évidente est l’égo. Si chacun ne s’attache pas à domestiquer cette brute intérieure, alors elle deviendra tyrannique, invasive et destructrice, quand le hasard, pour ceux qui y croient, accorde de l’importance à un être à l’égo surdimensionné et pervers, les problèmes commencent.
L’égo, toujours l’égo, cette pierre aux aspérités tranchantes, petit caillou au fond du soulier qui fait boiter la vertu, habite sous chaque voute crânienne. Quelle jouissance de se sentir important, de donner la leçon, de provoquer l’admiration ou à défaut la stupeur, c’est le pied d’être providentiel. Et puis, quelle sensation de domination, quand on sait qu’on vous abandonnera beaucoup, on vous donnera même le bon dieu sans confession… Nous sommes tous suspect de cela, le sujet même de l’homme providentiel est suspect, suspect de dénoncer irrémédiablement nos petites gâteries, nos fantaisies inavouables… Il faudra bien faire son autocritique. Par ces lignes, la providence me permet de vous exposer mon travail… Attention au piège, à la chausse-trappe égotique. Suis-je un honnête travailleur, délivrant son message sans autre intérêt que le partage ? Ou le fais-je juste pour briller un peu, être le héros de ce moment de lecture que la providence m’aura offert ? Est-ce que je ne me prendrais pas un peu pour l’homme providentiel, courant après les minutes d’un quart d’heure d’une célébrité toute relative ? Miroir, miroir dis moi qui est le plus beau ! Quand je me mire, je vois l’Homme providentiel, le sauveur, le cador, le boss… Providentiel, je serais donc tel le monarque de droit divin, lieutenant de Dieu et choisi par lui, ayant un destin unique… Réveille-toi ! Tu t’es laissé séduire, cette petite voix intérieure qui te ferait avaler que les autres aurait absolument besoin de toi, que le monde n’attend que de te rencontrer, cette litanie insidieuse a pris le pouvoir dans ta petite tête de dictateur pathétique et avorté… Finalement, pour se guérir de ce genre de pensée malsaine, imaginons juste être invités à un diner de con… Parce qu’il y a aussi ce genre d’homme providentiel, celui que l’on pousse sous les feux de la rampe, pour lui faire endosser le beau rôle qui se révèle en fait un vrai boulot d’Hercule, et en prime on se paie sa tête…

Bon, résumons. L’homme providentiel est un mythe, un symptôme historique qui apparaît quand les sociétés vont mal, alors que chacun se refuse à prendre ses responsabilités, et s’abandonne au premier qui proposera une solution, même si elle tenait de la science fiction. Assez souvent une fois aux manettes, il abuse de son pouvoir et jouit du culte qu’on lui adresse presqu’automatiquement, que ce soit à grande ou à très petite échelle… Pourtant je pense sincèrement que cet instinct de l’Homme providentiel naît d’un sentiment positif, celui de se porter au secours de son prochain, de le sortir du mauvais pas. Mais cet instinct est facilement corruptible parce qu’il est lié à l’image de soi, à son reflet dans les yeux d’autrui, à ce qu’on croit y percevoir, au narcissisme. Par ailleurs, le génie du mal étant sans limites, il se joue de légitimes sentiments comme l’admiration ou la reconnaissance, adressés à un homme providentiellement apparu comme un Deus ex Machina. La vigilance développée par l’éducation, par un travail progressif de compréhension de sa propre humanité, l’apprentissage du courage face aux épreuves mais aussi d’une solidarité sincère, éloigne cette figure idéale et récurrente d’une humanité en faillite. Pas besoin d’homme providentiel dans un monde mené par de bonnes volontés, chacune partageant avec autrui ce que la providence offre individuellement pour chacun.

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