Quand viennent les temps
difficiles, quand subrepticement la confusion devient reine, quand les usages
deviennent de trop sales habitudes et que le peuple gronde en espérant changer
la donne, que les barbares sont à nos portes, alors que chacun craindra son
voisin, on se met à espérer… Il viendra ! Celui-là même qui dépasse déjà
sa nature simplement humaine, celui qui a l’oreille des dieux, dont le charisme
efface toute contradiction, l’homme qui tombe à pic est invoqué contre la
déroute, la banqueroute, contre le gâchis organisé par quelques sommes
d’égoïsmes… Il est le surhomme, le héros, le demi-dieu tant attendu… Par son
action il porte le changement, il guide, redresse les torts, infléchit la
course du destin, fonde et refonde, il génère le seuil, ouvre la porte, il est
la Révolution. Et peu importe son éventuelle brutalité, on lui signera des
chèques en blanc, on l’adorera, on se piétinera pour baiser les pieds de sa
dépouille. Parti, il sera grandi, aura ses légendes, ses écritures saintes, ses
pèlerinages ; et on se demandera quand il reviendra parce qu’avec lui çà
ne se passerait pas comme çà, on maudira ses contemporains pour leur
médiocrité, on priera qui on voudra de nous renvoyer le sauveur. Qui
est-il ? D’où vient-il ? Ce formidable personnage annonçant des temps
nouveaux, et parfois leurs fins ?
C’est la providence qui nous
l’envoie ! Le retour du fils prodigue ! D’ailleurs ce qui est
providentiel est prévu. On verra dans la providence le fait qu’une force
supérieure veille au grain. Il s’agirait dans ce cas, d’un petit coup de pouce bienveillant,
dont l’issue viserait à aider l’humanité, face au mal menaçant l’harmonie universelle.
Pour faire simple, quand la balance penche du côté des emmerdements, dieu
appuie sur le plateau des bonnes surprises pour relancer la machine à bonheur.
Telle est la providence divine, c’est dans le contrat, le service après-vente
vous envoie quelqu’un, c’est prévu. Prévu, parce que la providence signifie la
prévoyance chez les romains ; providentia
de pro et videre, soit « voir avant » ou prédire. Dieu, ou
quiconque dans son rôle, connaissant l’alpha et l’oméga, voit l’avenir puisqu’il
maîtrise toute les dimensions possibles, dont celle du temps, et tisse la
réalité que nous habitons, telles des marionnettes traversant un décor.
C’était écrit. On s’écharpe depuis toujours autour de cette
notion, pour savoir si elle est le fait du hasard, ou d’une volonté supérieur.
Au cœur de cette discorde, c’est l’existence même du libre arbitre qui est en
jeu. Sommes-nous prédestinés ? Tout est-il consigné à l’avance,
serions-nous de simples sujets de la destinée ou alors, nageons-nous en plein
casino ? Dans ce dernier cas, si aucune conscience de quelque nature ne
contrôlait quoique ce soit, nos parcours ne résulteraient que d’un enchaînement
de combinaisons imprévues, donc à l’opposé de la providence. Par conséquent à
l’origine, quand on parlera d’homme providentiel, on y verra en premier lieu
une assertion religieuse, ou tout au moins transcendantale… Mêmes des sociétés
areligieuses, ultra rationnelles, continuent à pratiquer le culte de l’homme
providentiel, car il s’agit d’un archétype de personne idéal, une figure
certainement inconsciente et collective, profondément inscrite dans le
fonctionnement de l’humanité. On pourrait gloser sur l’origine de cette figure
qui naturellement se confond avec celle du héros, et ce depuis toujours.
Si on observe le parcours d’une
vie, on notera que chacun est le héros de sa propre existence, à son échelle on
se distinguera parce qu’on fera le bonheur de sa famille, en se montrant habile
à tuer le mammouth, agrémentant les repas des petits et des grands. Dans les
yeux de nos proches scintillera de temps à autres les éclats de la
reconnaissance, de l’amour adressé à celui qui remplit les ventres, qui couvre
les épouses de cailloux, qui protège sa tribu des griffes des prédateurs de
tous crins, ou qui offre de bons moments. Nous sommes tous de potentiels hommes
providentiels, sans oublier les femmes qui font aussi de très bons hommes
providentiels, car on parle de l’homme providentiel, comme homme en tant que personne
humaine, quelque soit son genre et les différences de tous types… Mais voyez
vous, ce qui est vraiment pervers, c’est que l’Homme providentiel est une
figure de l’adversité. Il se présente en général comme un champion contre la
maltraitance que l’humanité s’inflige à elle-même, un recours contre la peur.
Pas de sauveur quand il n’y a rien ni personne à sauver ; donc l’homme
providentiel s’exprime les pieds dans la merde et nous propose de sortir du
caniveau. Il est par conséquent un archétype cyclique, puisque les difficultés
dépassées grâce à lui, la situation stabilisée, l’ennui guettera, l’ambiance
commencera à pourrir, et puis les égos émergeront de ci de là, poussant ceux
qui n’ont rien d’autre à faire, à tout casser, pour opportunément reconstruire
grâce à un nouvel homme providentiel. Il y a comme une malédiction là dedans,
comme un sort jeté à la face d’une humanité prisonnière de ses débordements, de
sa puérilité, ayant tendance à se savonner la planche pour mieux glisser à nouveau
dans le caca, et çà ne sent pas la rose… Par conséquent, en plus d’être un archétype
héroïque, l’homme providentiel se présente comme un symptôme récurrent de nos
faiblesses, une preuve incarnée de notre immaturité collective. D’ailleurs sans
erreurs, sans déboires, sans inquiétudes, pourquoi des gens bien préparés à
éviter les problèmes, auraient besoin d’un surhomme pour les sauver ? Pas
de superman au pays des braves.
L’homme providentiel est donc
inscrit dans la répétition sempiternelle de destructions et de régénérations
des sociétés, un mouvement de va-et-vient entre chaos et cosmos, qui finalement se termine toujours par la
remise de la balle au centre, comme un culbuto en somme ; en fait tout
bouge mais rien ne change. On appelle cela l’apocatastase. Si au final, après
tant de promesses de jours meilleurs et de révolutions, rien n’évolue, alors l’Homme
providentiel constitue une escroquerie universelle. Pourtant, il est un aspect
fondamental qui nourrit ce retour de l’Homme providentiel. Quand un climat
anxiogène s’impose, que la peur nourrit la peur alors espérer devient une force
puissante.
Carburant intarissable,
l’espérance alimente sans cesse le feu des révolutions, projetant sur nos
écrans intérieurs les ombres dansantes d’utopies fascinantes. Une force
créatrice s’exprime alors, proposant sans cesse des mondes meilleurs. Le
progrès nait de cela. Quand bien même on se ferait rouler à chaque émergence
d’homme providentiel, ce dernier aura pour fonction de susciter une impulsion,
une avancée pour éviter de tomber trop bas avant l’inévitable et habituelle
dégringolade. Petit à petit, de crises en crises, d’effondrements en
relèvements, nous progresserions. L’homme providentiel focaliserait ainsi
l’espérance, moteur passionnel de l’amélioration de l’humanité. Si on espère,
on annonce qu’il va venir, rien de plus simple puisqu’il en vient toujours un
comme on l’a vu. Les répétitions d’ailleurs sont criantes, Moïse emprunte sa
naissance sur les eaux à l’assyrien Sargon, Jésus imite Moïse et son enfance
marquée par une fuite, Mohammad comme Jésus purifie le temple de toutes
activités concurrentes au culte, etc… Il y a un fil rouge entre tous ces grands
hommes rêvés ou réels, et si on les pare des caractéristiques de leurs
prédécesseurs, ce n’est pas un hasard ; ils sont mythiques et leurs
apparitions rythment l’histoire collective, lui donnant ses pulsations, un
sentiment d’éternité pour ceux qui en écouteront les récits. En cela l’homme
providentiel demeure un personnage sacré, l’animateur du changement, le grand
prêtre, le passeur vers l’après, le gardien de la porte.
Dans le profane justement,
l’homme providentiel est un personnage avant tout historique. S’il est
historique, il en devient forcément politique. Certes, l’histoire n’est
finalement qu’une suite de faits, que l’historien devrait normalement rapporter
fidèlement. Le problème c’est que la personnalité du conteur, déteindra sur le
récit aussi objectif serait-il. Par ailleurs, on sait que l’histoire sera
écrite par les puissants, les vainqueurs, les hussards de la République
cherchant à effacer de coupables paradoxes. Souvent le récit du passé est
instrumentalisé pour justifier le présent politique, et de futurs passages à
l’acte. Pas toujours consciente, cette instrumentalisation fabrique des mythes,
des légendes… L’homme providentiel, objet historique par excellence n’y échappe
pas. Mais ce qui caractérise justement cet objet est qu’il fait partie de
l’histoire de son vivant. Comme il « fait » l’histoire, il la
personnifie. Le roman national ne s’appuie quasiment que sur des hommes
providentiels. Leur service rendu à la nation, ils peuvent par exemple connaître
une fin tragique ainsi Vercingétorix primo-résistant étranglé par les romains.
Il s’agit alors d’un sacrifice fondateur, en l’occurrence d’une nation :
la France selon les historiens républicains du XIXème. Pensez à Jésus offrant
son supplice sublimé en triomphe par les inventeurs du christianisme…
Alexandre le Grand, Muhammad,
Napoléon… Ces trois personnalités, attestées au moins indirectement, ont changé
le monde plus qu’aucune autre… Il y a eu avant et après eux. Alexandre a
répandu l’Hellénisme aux quatre coins de son empire, stimulant des syncrétismes
sans lesquelles Rome n’aurait pas été Rome, instillant du Grec là où on ne
l’attend pas, dans le bouddhisme par exemple, provoquant un big-bang dans le
judaïsme ancien qui allait aboutir à la naissance du talmudiste, du
christianisme et de l’Islam… Muhammad fait la promotion d’un culte qui s’étend
de manière fulgurante, trait d’union entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique,
bousculant une géopolitique qui datait d’Alexandre… Il faudra attendre Napoléon
pour que nous entrions dans une autre époque, celle d’une modernité imposée
souvent à coup de canon, suscitant des contre-réactions qui encore aujourd’hui
défraient l’actualité, comme cette campagne d’Egypte qui eut pour conséquence
lointaine, un atterrissage suicidaire dans un centre d’affaires new-yorkais… On
peut donc en déduire un effet de bascule entre différentes ères. L’homme
providentiel sert de jalon à l’historien, il est un repère nécessaire, il
s’inscrit dans la généalogie des grands ancêtres, répondant à un instinctif
besoin de filiation. Qui suis-je ? D’où viens-je ? Donc où est ma
place ? L’homme providentiel sert à ordonnancer la chaîne de transmission,
par delà le temps et l’espace. Nous vibrons aux exploits de ces grands
personnages qui ont redessiné le monde, parce que nous les ressentons comme
membre de notre famille, de notre tribu, ils font figure de grand-père extraordinaire,
de super tatie…
Par de là l’archétype, l’objet
historique, le messie cosmo planétaire, il y a aussi une résonnance toute
enfantine. Peu d’entre nous pourront nier qu’ils ont appelé leur mère en cas de
frousse, ou espérer le retour de leur père absent après une journée de travail.
Observons le regard des enfants heureux de retrouver leurs parents, leur
espérance de retour, ce sentiment de protection, de regard vers le haut, cette
admiration mêlée d’une confiance aveugle et naïve de l’enfant vis-à-vis du
parent, ce sentiment d’abandon nécessaire et insouciant, ne serait-il pas le
point d’origine de cette quête de l’homme providentiel ? Cet
extraordinaire personnage, serait-il généré par les manques du petit qui
demeure enfoui en nous, attendant le retour du père héroïque, le visage
béatement tourné vers les cieux, la bouche baillant aux corneilles et disposées
à recevoir la délicieuse resucée d’un changement radical travesti en souvenir
chaleureux… Et si le malin, toujours
bien informé de ces choses-là en venait à se déguiser en gentil clown ou en
jovial papa noël ? Dans ce cas, jouant de son aura providentielle,
avançant à couvert, l’élu, passera aisément du statut de chouchou salvateur à
dictateur. Le gastronome en culotte courte qui attendait papa prendra sa fessée
cul-nu, voir plus si le tyran est tordu. Ainsi ont commencé des carrières impressionnantes. Souvent
sortis de nulle part, d’obscurs bonshommes ont su séduire, et se frayer un
passage nimbé de ferveur populaire, de jeunes vierges hystériques, de torses
bombés, de bras tendus, de poings levés… Un caporal polytraumatisé deviendra
Führer, un séminariste le petit père des peuples… « Petit père» comme
Attila dont le prénom possède le même sens en Gothique, Staline a reçu ce
surnom presque affectueux d’un peuple qu’il martyrisait... Orgueil et
providence ne font pas bon ménage… Ces tyrans étaient-ils réellement des hommes
providentiels, ou ont-ils fait comme si ? En tout cas, nombre d’entre eux
parviennent à se faire désirer par les populations, endossant justement une
apparence providentielle afin de leurrer le quidam. On en vient donc à aborder
la personnification du mal, qui malheureusement accompagne trop souvent la
notion d’homme providentiel. Satan, Lucifer, Belzébuth, sheitan, Iblis, quelque
soit le nom qu’on lui donne, est un séducteur, un menteur, un
mystificateur ; sa cible la plus évidente est l’égo. Si chacun ne
s’attache pas à domestiquer cette brute intérieure, alors elle deviendra
tyrannique, invasive et destructrice, quand le hasard, pour ceux qui y croient,
accorde de l’importance à un être à l’égo surdimensionné et pervers, les
problèmes commencent.
L’égo, toujours l’égo, cette
pierre aux aspérités tranchantes, petit caillou au fond du soulier qui fait
boiter la vertu, habite sous chaque voute crânienne. Quelle jouissance de se
sentir important, de donner la leçon, de provoquer l’admiration ou à défaut la
stupeur, c’est le pied d’être providentiel. Et puis, quelle sensation de
domination, quand on sait qu’on vous abandonnera beaucoup, on vous donnera même
le bon dieu sans confession… Nous sommes tous suspect de cela, le sujet même de
l’homme providentiel est suspect, suspect de dénoncer irrémédiablement nos
petites gâteries, nos fantaisies inavouables… Il faudra bien faire son
autocritique. Par ces lignes, la providence me permet de vous exposer mon
travail… Attention au piège, à la chausse-trappe égotique. Suis-je un honnête
travailleur, délivrant son message sans autre intérêt que le partage ? Ou
le fais-je juste pour briller un peu, être le héros de ce moment de lecture que
la providence m’aura offert ? Est-ce que je ne me prendrais pas un peu
pour l’homme providentiel, courant après les minutes d’un quart d’heure d’une
célébrité toute relative ? Miroir, miroir dis moi qui est le plus
beau ! Quand je me mire, je vois l’Homme providentiel, le sauveur, le
cador, le boss… Providentiel, je serais donc tel le monarque de droit divin,
lieutenant de Dieu et choisi par lui, ayant un destin unique… Réveille-toi !
Tu t’es laissé séduire, cette petite voix intérieure qui te ferait avaler que
les autres aurait absolument besoin de toi, que le monde n’attend que de te
rencontrer, cette litanie insidieuse a pris le pouvoir dans ta petite tête de
dictateur pathétique et avorté… Finalement, pour se guérir de ce genre de
pensée malsaine, imaginons juste être invités à un diner de con… Parce qu’il y
a aussi ce genre d’homme providentiel, celui que l’on pousse sous les feux de
la rampe, pour lui faire endosser le beau rôle qui se révèle en fait un vrai
boulot d’Hercule, et en prime on se paie sa tête…
Bon, résumons. L’homme
providentiel est un mythe, un symptôme historique qui apparaît quand les
sociétés vont mal, alors que chacun se refuse à prendre ses responsabilités, et
s’abandonne au premier qui proposera une solution, même si elle tenait de la science
fiction. Assez souvent une fois aux manettes, il abuse de son pouvoir et jouit
du culte qu’on lui adresse presqu’automatiquement, que ce soit à grande ou à
très petite échelle… Pourtant je pense sincèrement que cet instinct de l’Homme
providentiel naît d’un sentiment positif, celui de se porter au secours de son
prochain, de le sortir du mauvais pas. Mais cet instinct est facilement
corruptible parce qu’il est lié à l’image de soi, à son reflet dans les yeux
d’autrui, à ce qu’on croit y percevoir, au narcissisme. Par ailleurs, le génie
du mal étant sans limites, il se joue de légitimes sentiments comme
l’admiration ou la reconnaissance, adressés à un homme providentiellement
apparu comme un Deus ex Machina. La vigilance développée par l’éducation, par
un travail progressif de compréhension de sa propre humanité, l’apprentissage
du courage face aux épreuves mais aussi d’une solidarité sincère, éloigne cette
figure idéale et récurrente d’une humanité en faillite. Pas besoin d’homme
providentiel dans un monde mené par de bonnes volontés, chacune partageant avec
autrui ce que la providence offre individuellement pour chacun.
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