lundi 10 avril 2017

Intelligence économique


Régulièrement, je m’interroge sur le sens de la vie professionnelle. Certains y voient une chance de réussite, d’autres, une nécessité alimentaire. Notre société s’appuie sur la notion même de travail, à savoir, sacrifier une part de son temps, pour assurer sa survie. Sacrifice, nécessaire pénitence ; comme le travail d’une femme mettant au monde, la souffrance rime avec travail, mais ces derniers temps, on a bien l’impression que travailler est une torture…

L’origine du mot travail est éloquent, on y verra une expression poétique douloureuse ; « travail » est issu de tripalium en latin, c’est-à-dire du nom d’un instrument de tourment destiné aux esclaves en fuite... Le triptyque Travail-Punition-Esclavage gouverne les existences depuis fort longtemps, au point qu’à la fin de l’antiquité le langage commun se soit approprié un dispositif de torture pour désigner le labeur. Labourer la terre, noble tâche du producteur, a la même étymologie que le labeur. J’ai parfois la sensation que même si travail et labeur sont synonymes,  ils ne seront pas perçus de la même manière. Le labeur sonne comme un terme littéraire, plus élevé, noble, il semble désigner une forme vertueuse d’acharnement, à accomplir une œuvre quotidienne et nécessaire. Le travail parait plus trivial que le labeur, qu’il a usurpé, et semble être en partie revenu à son premier sens, celle du châtiment.

Souffrir et travailler vont de pair…
On parle beaucoup de souffrance au travail, ce qui, considérant son étymologie, constitue un quasi pléonasme. Souffrir et travailler vont donc de paire, travailler sans souffrance, sans effort donc, rend suspect de ne pas travailler du tout, il faut que la tâche ne soit pas trop simple, il faudra bien y laisser quelques plumes, un peu de sa santé, et parfois de sa dignité, sans quoi le salaire ne sera pas mérité. Le sel de la sueur donne du goût à nos épinards de tous les jours ; le salaire, le salarium romain était la ration de sel perçu par le légionnaire au titre de son travail de tueur de barbare. Le travail est une souffrance salée. Sang et sel nous ramènent un peu au rayon salaison, le marché de l’emploi serait donc comme un étal de travailleurs se tordant dans la saumure. Vision horrifique, du salarié-esclave, mangé en tartare par le patronat… Caricatural ?

Avant il existait encore des métiers, il n y avait pas de bullshit jobs…
Pourtant, en s’informant un peu, auprès de l’entourage, des anciens comme des plus jeunes, on est en droit de s’interroger, car la notion de travail semble avoir résolument changé. Nos parents sont entrés dans la vie active, avec un sentiment de devoir accompli aux sortir de leurs études, ou apprentissages. Le cadre comme l’ouvrier, s’ils ne partageaient pas le même destin social, avaient cependant la certitude que travailler leur permettrait de progresser, de s’installer, de construire un logis, pour y installer leurs familles. On n’avait qu’à reproduire ce processus de génération en génération. Beaucoup aimaient leur emploi, on avait généralement une conscience professionnelle une fierté d’avoir bien œuvré, que l’on soit comptable ou tourneur. D’ailleurs il n’y avait pas de sot métier, du moins pas encore, il existait encore des métiers, pas de bullshit jobs autrefois. Personne n’était trop jeune pour entrer sur le marché du travail, ni trop vieux pour y rester ; certes, cela avait aussi quelques brutaux inconvénients.

Le travail était un acte de liberté…
Pour les esprits indépendants, monter une affaire ne correspondait pas, comme trop souvent aujourd’hui, au dernier recours de salariés hébétés par la violence de leur condition. On ne créait pas son propre emploi parce que justement il n’y avait plus d’emploi, mais bien par vocation, par caractère, parce qu’on se disait parfois que même sans diplôme, on se taillerait une part du gâteau envers et contre tout déterminisme social. Finalement, les anciens étaient des hommes libres. Même si, leur liberté tenaient un peu à la supériorité économique occidentale, car à cette époque qui ailleurs dans le monde, excepté les nippons, auraient pu prétendre nous voler nos clients où nos fournisseurs de matières premières ? Tout était sous contrôle, les prés carrés, les actes de soumission, et des hommes de paille garantissaient les cours les plus bas à nos acheteurs. La vie était belle, dans un monde bipolaire, opposant droit de travailler chez les communistes et droit de consommer chez les capitalistes... Un équilibre de terreur, entre rêve rouge et Disneyland, permettait à quiconque de choisir son idéal, aussi pathétique fut-il. Et puis l’empire d’Orient s’effondra, son communisme mangé par les mites de la corruption ne put être sauvé, y compris par le formole dans lequel baignait ses oukases.

Les baby boomers ont choisi de brûler tout le fioul quitte à mettre le feu à la baraque !
Le libéralisme avait gagné. Avec sa victoire vint son insolence, et avec elle le trop, éternel ennemi du bien. Les anglo-saxons inventeurs du genre, élevèrent leurs principes de boutiquiers en dogme. La religion du capital à tout prix allait amplifier son œuvre… Alors on commença à se dire que l’état était une manie de gauchiste, d’ailleurs ce dernier se laissa ringardiser, pris dans son idéal sentant les pompes funèbres. Une génération de jouisseurs, avait cédé aux sirènes de la consommation, après avoir cru faire une révolution en 68, alors qu’elle n’avait gagné que le droit de baiser sans entraves. Ces baby boomers d’Occident ont choisi de brûler tout le fioul quitte à mettre le feu à la baraque. On se shoote à la pub, on exige son quota de cadavres au 20 heures, et puis on part en vacances même en hiver. Le monde peut mourir demain, de toute les manières on s’en fout, on en aura bien profité, on ne sera plus là pour payer l’addition.

Le banquier décide qui jouira et du temps qu'il fait sur les marchés.
Depuis que cette folie, cette fuite en avant dévore tout, esprits et paysages, le travailleur est instamment invité à bosser pour payer ses traites, la dette règne, le banquier est devenu juge et grand prêtre, il décide qui jouira et quel temps il fait sur les marchés ; il est maître du monde et ses complices sont installés de toutes parts au cœur du système. Depuis quand ceux qui prêtent de l’argent, qui spéculent, sont à leur place aux manettes ? Ils enchaînent le travail, tous les dispositifs qu’ils déploient pour vendre toujours plus de dettes, finissent par tuer la valeur même du travail. Comment un travailleur prisonnier de ses crédits pourrait aimer autant son travail qu’un travailleur libre ? Comment la publicité faisant la propagande d’un bonheur illusoire à coup d’achats souvent inutiles voire toxiques, pourraient nous convaincre de notre liberté ? Avant, on pouvait affamer un peuple pour l’asservir, aujourd’hui on le gave pour çà…

Se libérer en refusant le remboursement de la dette…
Le duo travail-dette constitue le vrai moteur de notre société. Il est temps de se réveiller et de retrouver notre liberté. Comment ? En refusant d’honorer la dette. Pourquoi le pouvoir politique devrait-il accepter des règles fixées par une minorité défendant des intérêts privés ? Pourquoi ne pas faire changer la peur de camps, en annonçant aux financiers, qu’on ne paiera pas leurs hypothèques sur nos cultures, nos territoires, nos libertés, que la dette n’est pas transmissible de père en fils. Sur ce dernier point, la transmission de la dette aux enfants constitue l’un des fondements de la réduction en esclavage, alors quand ce sont des états qui doivent de l’argent aux banques, la tentation est grande de nous faire avaler que la mise entre parenthèse de nos libertés est nécessaire au remboursement. A chaque chute d’empire succède le temps des grands féodaux, qui ne manqueront jamais de rappeler à chaque serf le poids de sa dette éternelle.


Alors, je prétends que le travail doit être libéré, redevenir une force vertueuse et créatrice, et que pour cela, on doit s’affranchir de la tutelle des banques, qui n’aspirent qu’à se créer des débiteurs pour consolider leur emprise. Cet enjeu est si central dans l’évolution de notre monde, que quiconque proposera de ne pas rembourser la dette, je voterai pour lui.

samedi 1 avril 2017

Les réseaux maçonniques : réalité ou fantasmes?


La franc-maçonnerie, société initiatique et perçue comme secrète, est l’actrice récurrente de récits tentant d’expliquer les aspects occultes du pouvoir politique, au travers desquels on lui prête une méthode de modification insidieuse de la société. Réseau d’affaires, club de réflexion politique ou simple assemblée philosophique et fraternelle,  elle constitue naturellement un réseau, ménageant des leviers relationnels qui, selon les circonstances auront joué un rôle déterminant dans l’histoire, dispensant vertu, progrès ou malheureusement source d’enrichissement et de pouvoir personnel pour quelques ambitieux.

Le complot maçonnique  émaille les argumentaires des anti-maçons. Dès lors que la Franc-maçonnerie prendra des positions critiques vis-à-vis de la société, elle suscitera des réactions d’hostilité de la part de détracteurs, en particulier de l’Eglise. Pourtant, la Franc-maçonnerie des origines n’avait rien d’anticléricale. Au commencement, on découvre des corporations de bâtisseurs médiévaux. Ces regroupements de professionnels du bâtiment, avaient pour finalité la défense de leurs membres, car le moyen-âge n’avait rien de tendre, les abus de pouvoir étaient courants, voire, inhérents au fonctionnement de la société d’alors. Elles protégeaient et garantissaient les libertés des bâtisseurs parmi lesquels des maçons, dit francs c’est-à-dire dégagés du servage ou d’une quelconque obligation vis à vis d’un seigneur. Ces organismes servaient aussi de centre de transmission de savoir-faire, protégés par le secret, car il en allait de l’indépendance des artisans, face à la concurrence, potentiellement instrumentalisée par les puissants.

Les réseaux maçonniques naissent des corporations de métiers

A la Renaissance, ces assemblées de libre-artisans ressentent les effets des guerres de religion. Les corporations étant patronnées par un saint ou une sainte, la religion était omniprésente, y compris dans les rituels, à l’instar du « mot de maçon » écossais. La bible et son univers peuple l’imaginaire proto-maçonnique, et il en sera toujours ainsi. Compte tenu de l’importance des écritures saintes, la Réforme protestante eut des conséquences très importantes sur les assemblées de maçons. La défiance vis-à-vis des images, que les protestants associent à l’idolâtrie catholique, mène au refus de représenter, y compris des croquis nécessaires à la construction. Ce point de vue allait faire basculer la franc-maçonnerie jusqu’ici opérative, et tournée vers la réalisation concrète, dans une logique spéculative, c’est-à-dire axée sur le maniement de concepts, d’idées, de symboles. Cette évolution se déroule certainement en Ecosse, dans le courant du XVIe siècle dans des milieux peut-être calvinistes.

La « nouvelle » Franc-maçonnerie s’appuie toujours sur les réseaux des artisans et des entrepreneurs de l’époque. Cependant, Au XVIIe siècle les loges acceptent de recevoir, à titre honoraire pour commencer, des hommes ne possédant aucun savoir artisanal. En initiant des impétrants évoluant hors des cercles habituels, la franc-maçonnerie s’éloigne encore de ses bases opératives, se faisant elle s’ouvre sur la société, elle se ménage ainsi cet aspect universel qui la caractérisera plus tard. Cette « proto franc-maçonnerie » possède déjà de l’influence, sinon comment expliquer, que des gens ne sachant tenir un outil s’y intéressent ? Intégrer un réseau maçonnique permettait à coup sûr de mieux se fondre dans la vie sociale et économique d’alors ; au XVIIe siècle, la production de richesses s’appuie en grandement sur l’artisanat…

Avant-garde de l’influence anglo-protestante

La Réforme et l’Humanisme ont ouvert des brèches dans le front de certitudes qui cernait l’homme du moyen-âge. Désormais, la culture dopée par la révolution de l’imprimerie, se répand dans la société occidentale ; ses effets démultipliés seront irrésistibles, déjà les flammes des lumières dessinent les contours des révolutions à venir. Dans ce contexte, nombre d’hommes en mal de connaissances, ou d’une spiritualité renouvelée, souhaitent épancher leur soif en recourant à la méthode maçonnique.

La franc-maçonnerie proprement dite nait officiellement en 1717, en Angleterre. En 1723,  Anderson et le huguenot français Jean Désaguliers en rédigent les constitutions.  Dans le sillage de la glorieuse révolution de 1688, nombre d’opposants à la dynastie régnante en Angleterre, avaient fui leur pays, propageant idées et pratiques, contribuant au développement des lumières, sous un angle souvent maçonnique. Par bien des égards la franc-maçonnerie est fille des lumières. Grâce aux réseaux de la diaspora jacobites, et à une anglomanie courante, la franc-maçonnerie s’exporte rapidement sur le continent, et connaîtra un progrès constant au XVIIIe siècle. En 1753, on compte près de deux cent loges en France, la plus ancienne datant de 1721. Le parrainage constituant la base du recrutement des loges, on ne pourrait nier l’influence de réseaux préexistants.

Le secret maçonnique protège une agitation intellectuelle subversive

La Franc-Maçonnerie agit comme un microcosme dont les membres, s’ils ne représentent pas toujours fidèlement la société, participent néanmoins aux débats et aux innovations qui la travaillent. La philosophie des lumières illumine les salons, les académies, éclaire quelques souverains mais aussi les loges. Elles foisonnent, s’y côtoient élites économiques et intellectuelles, questionnant ensemble  la nature de l’homme, de la création, de la société aussi. On commence à évoquer des utopies, un monde sans rois, sans arbitraire, une église plus ouverte... La noblesse comme la bourgeoisie se laisse gagner par cette agitation intellectuelle, mais à cette époque tout n’est pas toléré, un écrit trop audacieux peut conduire son auteur à la Bastille. Ainsi, à la différence des académies et des salons, Les loges offrent une sécurité relative, car le secret maçonnique autorise des débats au-delà de ce qui est audible dans le monde profane.

La Franc-maçonnerie n’offre jamais un visage uniforme, elle n’est qu’un reflet de son époque. Dès lors qu’elle se diversifie, on ne peut croire à un projet maçonnique unique, servi par un réseau homogène.  La franc-maçonnerie se divise, à l’image de la querelle des anciens et des modernes, et les obédiences naissent de conceptions qui s’opposent et s’affrontent. En outre l’origine des « frères » est diverse, et lors des tenues, on pourrait croiser le tsar Pierre III, le roi de Prusse Frédéric II, les encyclopédistes d’Alembert et Helvetius si emblématiques de l’esprit des lumières, ou encore le grand Montesquieu dont les réflexions fonderont les institutions qui succéderont à la Monarchie absolue… Si des réseaux maçonniques existent, possèdent-ils cette cohésion qui les autoriserait à changer puis à contrôler le pouvoir?

Quand les réseaux maçonniques changent le cours de l’Histoire

La Franc-maçonnerie est une société, ou plus exactement un ensemble de sociétés, philanthropiques, fraternelles et initiatiques. Un impétrant devient franc-maçon au travers d’un rituel appelé initiation, visant à lui « ouvrir les yeux », à lui donner accès à un sens ésotérique du monde, toujours dans un but fraternel. La Franc-maçonnerie constitue par sa nature même un réseau, dont la qualité justement fraternelle, pourrait intentionnellement se muer en affairisme. Rien de surprenant, si on considère les origines « corporatistes » de la Franc-maçonnerie. Société d’entraide, protégeant ses membres, favorisant leurs actions... Les Révolutions américaines et françaises sont-elles des œuvres maçonniques ? L’ardent désir des frères de porter des idées nouvelles en dehors de leurs temples, a-t-il motivé des événements majeurs, comme la déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique ou le serment du jeu de paume ? Certes, des francs-maçons y participeront…

La franc-maçonnerie, invention britannique, se développe sur la base d’un réseau de réprouvés, mais profite aussi de l’expansion de l’empire de sa majesté, et de ses aléas. Nombreux sont les « frères » qui immigrent au nouveau monde. Au début du XVIIIe siècle, des Francs-Maçons contribuent à la colonisation britannique aux Amériques. Un demi-siècle plus tard, la guerre d’indépendance éclate entre les colons et la mère patrie ; des deux côtés la Franc-maçonnerie est présente, la fraternité maçonnique n’empêchera pas la guerre, fratricide de fait, comme tout au long des conflits à venir… Si un événement porte l’empreinte de réseaux maçonniques, il s’agit de la Révolution américaine, emblématique des principes qui ont cours au sein des loges. Un tiers des signataires de la constitution des jeunes Etats-Unis d’Amérique, sont francs-maçons, comme George Washington, Benjamin Franklin tous deux présidents de la nouvelle nation, de même que les alliés français Lafayette et Rochambeau… Le fonctionnement des loges préfigurait la démocratie ; les élites américaines, éprises pour une bonne part de maçonnerie imprime à leur société un mouvement, qui ne pouvait qu’aboutir au conflit avec la Monarchie. En Europe, les Français iront plus loin, parfois trop loin dans leurs expérimentions…

Les loges contribuent à l’essor des libertés, de la Révolution, et de la Terreur…

L’esprit des lumières, et les pratiques qu’il suscite, parmi lesquelles la Franc-maçonnerie, ont fondé une révolution intellectuelle, qui, à la fin du XVIIIe siècle devient politique… Les maçons participent activement à cette évolution, isolément ou au travers de réseaux, facilités par la proximité fraternelle. Précocement, la Franc-maçonnerie rencontre des opposants, inquiets du succès de ses idées. Dès 1738, le pape condamne les francs-maçons en qui il voit des ennemis de la chrétienté. La franc-maçonnerie est née protestante… Les institutions catholiques se méfient de tout ce que la Réforme a contribué à engendrer, l’humanisme, les lumières, et, la franc-maçonnerie. Si être chrétien est une condition pour intégrer une loge, le relativisme religieux y est toléré, alors que l’Eglise ne souffre aucune contradiction. Etre franc-maçon vaudra excommunication. Mais tous les maçons ne s’accordent pas autour de la question religieuse, les uns considérant leur activité comme une entreprise de perfectionnement moral, alors que d’autres lui préfère une vision plus libérale, tournée vers le progrès, éventuellement interventionniste dans la société. Cette opposition interne culminera avec la scission entre anciens et modernes qui structurent encore les loges d’aujourd’hui.

Les maçons « libéraux » seront particulièrement impliqués dans les événements révolutionnaires de 1789. Nombre de proclamations, de propositions politiques semblent d’essence maçonnique car les loges les pratiquaient depuis longtemps ; on pense à la notion de constitution, au système parlementaire, à la notion de débat, à l’universalisme, à la déclaration des droits de l’homme… Mais à la différence des Etats-Unis, la Révolution française portera un coup sévère à la Franc-Maçonnerie. Certes, des acteurs de la Révolution comme Danton, Desmoulins ou Philippe d’Orléans fréquentent les loges, mais les statistiques sont éloquentes, en 1795 ne demeurent que dix-huit loges en France… Ces réseaux maçonniques, promoteurs des libertés seront décimés par la Révolution, en particulier sous la Terreur.

Certains haïssent la Franc-maçonnerie, les Bonaparte la contrôlent et la surveillent

La Franc-Maçonnerie n’est jamais exempte de paradoxes, car l’une des figures de la Terreur, Marat, était franc-maçon… Mais pour nombre d’antirévolutionnaires, la Révolution demeurera une œuvre maçonnique, le fruit d’un travail de sape opéré par une fraternité décrite comme satanique, et résolument tournée contre l’Eglise. Cette dénonciation des réseaux maçonniques prospérera désormais, connaissant une évolution quasiment parallèle à la Franc-Maçonnerie, qui inspirerait les révolutions contre les forces de la Tradition.  Pourtant au nom de la vertu républicaine et de la liberté que les « frères » avaient contribué à promouvoir, la Franc-Maçonnerie est atteinte. Un homme, Napoléon Bonaparte, que certain voit comme un tyran, lui redonnera son ampleur passé.  Le retour en grâce de la Franc-Maçonnerie aux yeux du pouvoir, est-il du à l’influence des réseaux maçonniques ?

Des « frères » sont proches voire des intimes de l’Empereur. Des maréchaux tels que Grouchy, Masséna ou Ney sont Francs-Maçons, comme d’autres serviteurs de l’Etat à l’instar de Talleyrand ou Fouché ;  La présence maçonnique se révèle aussi prégnante au sein de la famille Bonaparte puisque Joseph, Jérôme et Louis, frères de Napoléon 1er fréquentent les loges, comme Joséphine de Beauharnais épouse du souverain… Si la Révolution avait consacré l’influence intellectuelle et politique des réseaux maçonniques, avec l’Empire, ils paraissent cerner le pouvoir…  L’Empereur choisit de favoriser et de s’attacher le Grand Orient de France, en y plaçant à sa tête Joseph Bonaparte, flanqué de Murat et de Cambacérès. En fait de réseau maçonnique au pouvoir, il s’agit plutôt d’une intrusion du pouvoir dans la Franc-Maçonnerie, afin de neutraliser son influence trop subversive. Fils de maçon, Napoléon III appliquera la même recette cinquante ans plus tard…

De la tutelle de l’Etat à la République des Francs-Maçons

Si le XIXe siècle commence avec une grande présence des maçons dans les cercles du pouvoir, ils ne les quitteront plus vraiment. La Révolution et son rejeton impérial avait changé le monde, ouvert la voie du progrès social dans laquelle nombre de maçons libéraux se reconnaissent toujours. Depuis les débuts officiels de la Franc-maçonnerie, l’Eglise et les nostalgiques de l’ancien régime la honnissent… Cette détestation ira crescendo. La Franc-Maçonnerie est de tous les combats du XIXe siècle, que ce soient les luttes anticoloniales de Bolivar ou d’Abdel Kader, contre l’esclavage avec Schœlcher,  pour l’accès à l’éducation avec Carnot ou Jules Ferry, ce dernier ayant paradoxalement promu le colonialisme… Ils prendront le pouvoir sous la IIIe République.

Les anti maçons  fulminent et dénoncent La Synagogue de Satan, les agents du complot judéo-maçonnique à l’œuvre depuis 1870, ruinant les espoirs de restaurer la monarchie, dépouillant l’Eglise de ses écoles, et la privant de financement publics à compter de 1905… Mais si ces attaques mélangent allégrement haine ordinaire et théorie du complot, l’actualité amène de l’eau aux moulins des anti-maçons… Le Grand Orient qui depuis 1877 n’exige plus des « frères » qu’ils soient croyants, compte près de trente mille membres, dont nombres de parlementaires, de haut-fonctionnaires, de membres du gouvernement… Les frères ne sont plus sous contrôle de l’Etat, comme aux époques des deux Napoléons, la IIIe République se confond quasiment avec le Grand Orient ; on dit les lois discutées en loge. Les réseaux maçonniques connaissent ainsi leur plus beau succès, mais l’arrogance de certains gâchera cette réussite.

De l’arrogance à la chute…

La fin du XIXe siècle révèle les sombres aspects de la société française, avec l’affaire Dreyfus… On se déchire autour de cet officier israélite, injustement condamné pour espionnage… Un climat délétère s’installe sur le pays déjà travaillé par les affrontements entre catholiques et anticléricaux. Des opportunistes profitent de cette ambiance tel Léo Taxil qui montera des canulars antimaçonniques, lesquels font recettes avant que ne leur soit opposée la rigueur journalistique.  La France humiliée en 1870 par la jeune Allemagne, désire sa revanche. Les Républicains veulent épurer l’armée, en éliminant toute sensibilité cléricale, monarchiste… La République est si liée au Grand Orient qu’un officier, le Général André trouve naturelle de faire appel aux loges pour dresser des fiches sur les militaires en fonction de leur attachement à l’idéal républicain…. L’affaire éventée, le scandale explose, l’opinion s’embrase, les milieux antimaçonniques jubilent, la confusion avec les dreyfusards est avancée par les antisémites ; le complot judéo-maçonnique existe donc…

Les pamphlets de Léo Taxil, la confusion autour de l’affaire Dreyfus, mais surtout l’affaire des fiches mettent en exergue, les dérapages des réseaux maçonniques en politique. L’opinion restera méfiante, et des mouvements nationalistes, à l’instar de celui imprimé par Charles Maurras, dénoncent la République des Francs-Maçons… On fantasme leurs pouvoirs, leurs collusions, les déçus des loges nourrissent le ressentiment. Les traumatismes de la grande guerre, la rancœur qui la suit ne feront qu’amplifier le rejet de la Franc-Maçonnerie, qui désormais voisine avec celui de la bourgeoisie, du parlementarisme, des juifs, des « métèques »… 14-18 a enfanté de sombres expériences sociales et politiques, qui érigeront la persécution antimaçonnique au rang d’automatisme…

Les réseaux maçonniques, outils de combats contre le totalitarisme

Le communisme et le fascisme attaquent la Franc-Maçonnerie, appareil occulte du pouvoir bourgeois. L’affairisme insolant de quelques « frères », servant de prétextes à des idéologies antidémocratiques aura mené la Franc-maçonnerie jusqu’au porte des camps de concentration…. Si ces scandales n’avaient pas eu lieu, si les réseaux maçonniques s’étaient cantonnés à l’entraide humanitaire, à la quête de liberté, à la promotion de la paix au travers de la Société des Nations, en aurait-il été autrement ? Peut-on croire un seul instant, que les nostalgiques de l’ancien régime, de la toute-puissance papale, que les ligues de 1934,  ou les sbires des totalitarismes soviétiques et nazis allaient oublier que justement, les réseaux maçonniques avaient contribué à l’éveil de la démocratie ? Bien sûr que non, malheureusement pour beaucoup de victimes… 

Si les réseaux peuvent servir des profits personnels, ils permettent aussi d’organiser la résistance. Dans les années trente, malgré les défiances la Franc-Maçonnerie se développe à nouveau, mais l’occupation viendra éclaircir ses rangs… Pourtant des frères rentrent très tôt en résistance, utilisant les réseaux fraternels comme structure de lutte contre Vichy et les nazis. Le régime de Pétain concentre tous les sentiments antimaçonniques développés sous la IIIe République, la gueuse vaincue par la Wehrmacht, est abolie par ses ennemis de l’intérieur. Résister demande du courage, aux heures les plus sombres de la guerre, être franc-maçon équivaut légalement à être juif, avec l’issue fatale que cela induit. Pourtant, le soutien fraternel conduit les plus malchanceux, et les plus braves à créer des loges dans les camps comme à Esterwegen… Si un réseau permet de faire des affaires, de changer la donne politique, d’étendre une forme de solidarité, il permet aussi dans ce cas de supporter l’insupportable…

Culte du secret et solidarité maçonnique, sources de vertu et de discrédit…

A l’après-guerre, on panse les plaies, la Franc-Maçonnerie affaiblie mettra des années à retrouver ses effectifs d’antan. Mais ses réseaux restent opérationnels et influents, même si le pinacle de la IIIe République est derrière. Les fraternelles, ces associations réunissant, en dehors des loges, les frères de toutes obédiences partageant une même profession, existent toujours et profitent de la reconstruction de l’économie comme le reste de la société. La Franc-Maçonnerie semble consciente des déviances potentielles de ces corporations ; son attitude vis-à-vis des fraternelles reste à la méfiance voire à l’interdiction. Les buts professionnels de ces associations, leur proximité avec les milieux d’affaires dérangent car ils contredisent les crédos philanthropiques et philosophiques de la Franc-Maçonnerie, surtout quand les scandales éclatent. Lors des années quatre-vingt du XXe siècle une série d’affaires impliquent des Francs-Maçons : Urba, Carrefour du développement, HLM de Paris… L’amplification médiatique, et le souvenir des sombres épisodes du passé motivent une tentative de moralisation des activités « para-maçonniques ». En 2005 le Grand-Orient tentera de faire interdire les Fraternelles.

Quand des hommes se réunissent, dans quelques clubs que ce soient, pour y parler philosophie, pour prier, pour faire du sport, où défendre des idées, le simple fait de former une assemblée constitue déjà un réseau, qui pourra servir l’humanisme comme les ambitions personnelles. Mais l’aspect ésotérique et secret de la Franc-Maçonnerie, renforce l’hostilité de ses adversaires. Pourtant, les Francs-Maçons ne sont pas les seuls à parrainer des écoles, à protéger des orphelins, à se réunir dans des laboratoires d’idées. Par ailleurs, les frères n’ont pas le monopole des magouilles, d’autres formes de réseaux s’en rendent régulièrement coupables.  Plutôt du côté de la liberté, la Franc-Maçonnerie aura œuvré à sa promotion, tout au long de son histoire ; alors que ses adversaires ont mené des combats contrariant souvent l’expansion de la démocratie. Mais les francs-maçons, comme chacun, sont les sujets des soubresauts de l’histoire, on en trouvera paradoxalement dans tous les camps, mais leur impact sur le progrès des sociétés demeurera plutôt vertueux.