Deux
hommes pourraient être frères contre leur gré, comme ils pourraient s’être
choisis. Dans le premier cas, des enfants issus d’un même ventre, ou élevés
comme tels, seraient naturellement portés à s’aimer, d’un amour fraternel, car
partager le même lait, grandir à l’ombre des mêmes parents, se sentir d’une
même famille, d’un même sang, cela crée des liens indéfectibles ; quoique.
On peut être frères ennemis, on peut se détester parce qu’on devrait partager
l’affection d’un père et d’une mère, parce qu’un frère pourrait être plus beau,
ou plus fort que soi… Alors le sentiment fraternel amplifiera la haine, la
jalousie, cette même envie fratricide qui animait certainement Romulus ou Caïn…
On dira alors qu’on n’est pas responsable, parce qu’après tout, on n’a pas
choisi d’être frère ; ce n’est pas de notre propre volonté qu’on nous a
mis en prise l’un avec l’autre ; l’autre, celui là même qui nous est si
proche, si intime qu’on le vomirait… Ce frère là, on n’en veut pas. Bien sûr,
il y a des frères qui s’aiment, qui sont inséparables, inconsolables quand l’autre,
celui qui a toujours était là, n’est plus là justement… Mais même cette paire n’a
pas choisit de grandir dans le même pot, ils s’aiment c’est tout, le même
ventre les a poussé au dehors, et puis ils ont téter le même sein, çà rapproche
oui, mais quand même, ils étaient un peu obligés, par la destinée, le hasard,
Dieu, ou ce que vous voulez.
Quand
elle n’est pas biologique ou octroyée par la loterie de l’adoption, ou plus
exactement, quand le sentiment fraternel existe entre des personnes, qui n’auraient
ni lien de sang, ni de lait, la fraternité s’appuie sur le choix individuel,
qui d’ailleurs peu être exempt d’amour ; on peut se choisir un frère sans
l’aimer, un peu de considération suffira. La fraternité choisie est donc un
acte absolu de liberté. Même le futur légionnaire qui signera son contrat
d’engagement, choisira ses frères d’armes, d’autres volontaires qui comme lui
renonceront, librement, à une part de leur liberté. La fraternité est dans ce
cas une puissante vertu, elle réunira les hommes face au danger, elle créera
des liens d’entraides, elle forcera le respect aux plus irrespectueux, elle se
confondra avec la solidarité. On la pratique de tout temps, dans les ordres
religieux, sur les champs de batailles, dans les sociétés initiatiques ou sur
les frontons des mairies… Je me dis qu’au départ, la fraternité choisie devait
être forcément issue de sa version biologique. A l’aube des temps, les hommes
allaient par petits groupes, une vingtaine ou une trentaine d’individu à tout
casser. En outre, il y avait tous ces kilomètres carrés qui n’appartenaient à
personne, au milieu desquels on était si isolé, à tel point qu’il aurait fallu
des décennies avant de croiser un autre clan. Alors comme les rencontres
étaient rares, au sein du clan on devait tous être apparentés. Pour faire bref,
il est plus facile d’être frères entre cousins ; les frères de clans, le
sont de sang à quelques degrés prêts. Donc, à cette époque reculée la
fraternité offrait un visage familier et familial, car la survie
l’imposait ; perdre un membre du groupe pouvait affecter la survie de
l’ensemble. La fraternité tribale était un moyen de maintenir la cohésion, en
vue de ne pas terminer dans l’estomac d’un gros matou. Par contre quand
l’agriculture a été inventée, et que le monde s’est couvert de champs avec son
lot de propriétaires, la donne a changé. Pour commencer, il y eut plus de monde
contre lequel se heurter, et moins d’endroits de tranquillité. La convoitise
pour le lopin du voisin, a généré son cortège de faux-frères, de mauvais
frères, de frères ennemis… L’exploitation des uns par les autres, l’opposition
entre celui qui a et celui qui n’a pas, tout cela a nourri la violence. La
fraternité devait être réinventée, réadaptée à un monde où le prédateur de l’homme,
n’est autre que lui-même.
Alors
quand on vit dans la violence guerrière, on y répond par la fraternité d’armes,
on veut échapper à la violence du travail, on crée des syndicats et on se donne
du « camarade » en guise de « frère », quand la violence
morale est trop forte, on se réfugie dans des confréries spirituelles où on
aime refaire le monde et éventuellement se promettre un au-delà… La fraternité
est comme le nid douillet et originel, le coin du feu tribal où chacun aimerait
tirer un peu les marrons en bonne compagnie, loin de la rumeur d’un monde
effrayant et détraqué. La Fraternité rend sa dignité à des hommes broyés par le
nombre, par l’anonymat, dans une humanité devenu si vaste que chacun de ses
enfants s’ignore. Nous allons comme les orphelins d’un passé heureux, d’une
terre sauvage et disparue, d’un Eden à la vie âpre mais où chacun avait sa
place et son utilité ; nous sommes en mal de fraternité, car nos ancêtres
en tuant le frère, ont simplement rompu la chaîne. La fraternité est une
nécessité dans un contexte de déshumanisation, elle nous redonne des couleurs
aux joues, elle active la circulation quand on se met à se préoccuper du
voisin, qui d’un seul coup ne sera plus jamais un étranger, ou mieux, cessera
d’ « inexister ». En somme, la fraternité est certainement la
vertu qui donne le plus d’humanité à l’homme, parce que nous restons des
animaux sociaux, parce qu’être fraternel participe à maintenir la horde, sans
quoi nous ne serions que des singes nus, incapables de faire face à une nature
qui ne nous a dotés que de peu d’arme naturelles. En évitant de se créer des
ennemis de l’intérieur, la fraternité permet au groupe de lutter contre ceux de
l’extérieur.
Comme
toute chose, la fraternité peut-être dévoyée. Chez les Spartiates, la
fraternité maintenait infranchissable le mur de boucliers lors des combat,
alors la phalange pouvait briser des vagues de tueurs à un contre cent, car c’est
le lien puissant qui unissait les hoplites de Léonidas qui permirent aux Grecs
de freiner, puis d’arrêter l’invasion perse. Mais les Spartiates n’étaient pas
libres, Sparte ne pratiquait que la loi du plus fort et était inégalitaire,
seule la fraternité était insufflée au sein de l’élite guerrière de la cité. La
France fit sienne le triptyque Liberté-Egalité-Fraternité, il n’y a pas de
hasard, ces trois notions fondent l’idéal républicain, et surtout instaurent
les conditions de l’existence même de la Démocratie moderne. Ainsi, la liberté
nous permet d’être tels que nous sommes aux yeux des autres ; si je t’accepte
tel que tu es alors que tu es plus grand que moi, disons que grands ou petit
peu importe, car nous sommes égaux ; mais sois fraternel, aide moi un peu,
et fais moi la courte échelle que je contemple l’horizon. C’est ainsi je pense,
qu’est rendu possible la construction d’un édifice solide et durable, un abri
pour la somme des bonheurs, faisant le bonheur de tous.